Grand reporter au Figaro, dont elle a dirigé les bureaux de Moscou et de Washington, Laure Mandeville publiait Les Révoltés de l’Occident en avril dernier, aux Éditions de l’Observatoire. Riche d’un travail journalistique de qualité, mais aussi d’une authentique réflexion intellectuelle, l’ouvrage examine plusieurs pays occidentaux pour montrer que ce que l’on appelle souvent le populisme n’a rien d’un phénomène isolé : il s’agit plutôt d’une grande tendance de notre époque.
Sans ce jugement a priori qui empêche trop souvent de poser un regard lucide sur la crise que nous traversons, l’auteure fait le pari d’en comprendre les racines et les ressorts, afin de décortiquer le cercle vicieux dans lequel s’engouffreront les pays occidentaux s’ils se montrent incapables de débattre des enjeux bien réels soulevés par le populisme. Il apparaît rapidement que Les Révoltés d’Occident est un livre avec une véritable profondeur, qui fait habilement ressortir ce qu’il y a de commun d’une nation à l’autre, particulièrement entre les États-Unis de Donald Trump et la France d’Éric Zemmour.
Le produit d’un consensus étouffant
Comme la plupart des observateurs qui s’interrogent sur les bouleversements politiques actuels, Mandeville situe leurs causes profondes dans le consensus libéral qui a suivi la chute du mur de Berlin, alors que tous les politiques se sont plus ou moins ralliés à un programme libre-échangiste et multiculturaliste, comme si la « fin de l’histoire » et des nations était un fait incontestable. L’effet pervers de ce rabougrissement du débat public fut d’exclure de facto tous ceux pour qui la nation ou le collectif avaient valeur d’axiome, et plus encore ceux qui ont des réserves face à la mondialisation ou l’immigration de masse.
Ainsi, certains sujets qui étaient débattus par le passé, comme l’assimilation, le libre-échange ou l’immigration, sont devenus des tabous, interdits d’accès à la classe politique. De quoi nourrir le cynisme des électeurs et le rejet des partis établis, en renvoyant dos à dos le PS et LR en France, tout comme les Clinton et les Bush aux États-Unis. Le fait est que cette restriction des sujets autorisés a enfanté d’une crise de confiance généralisée envers les médias et les politiciens traditionnels, car les préoccupations des électeurs ne sont pas disparues dès lors qu’on a cessé de traiter de ces enjeux.
L’émergence et la diabolisation d’un populiste
Évidemment, ce genre de situation ne peut pas durer. C’est pourquoi il finit par émerger un populiste, qui se dit fièrement « anti-système » et qui ose parler sans tabous des enjeux que les autres feignent d’ignorer. Qu’il s’appelle Donald Trump ou Éric Zemmour, le profil est similaire : bagarreur et transgressif, il voit la vie et la politique comme autant de rapports de force qu’il s’agit de dominer. L’auteure fait d’ailleurs ressortir les similarités qui unissent les deux hommes, au-delà de leurs différences manifestes, l’un étant entrepreneur et l’autre journaliste. Dans les deux cas, ce sont des hommes qui ont côtoyé les élites sans jamais vraiment en faire partie, qui doivent leur popularité à la télévision et qui ont fait fortune en s’appropriant les enjeux identitaires et culturels jugés radioactifs par les élus en place.
Comme je l’avais fait dans mon livre sur Trump, j’ai refusé la diabolisation d’Éric Zemmour, qui prévaut trop souvent, pour analyser les ressorts du candidat, ses intentions et surtout le phénomène qu’il incarne.
Aussitôt, le populiste se trouve diabolisé, disqualifié de facto parce qu’il aborde des sujets tabous, qui devraient le rester selon la pensée dominante. Pour ignorer les constats (souvent majoritaires) qu’ils reprennent, on tire sur le messager, comme si sa défaite pouvait faire disparaître les électeurs pour qui il parle. On parle d’un choix « entre la lumière et les ténèbres » ou on leur fait un procès en nazisme, en racisme ou en sexisme pour mieux écarter du revers de la main leur message.
Or, et c’est une grande force de l’ouvrage, Laure Mandeville refuse précisément ce prêt-à-penser pour rappeler qu’on peut être en désaccord avec un adversaire politique sans le diaboliser pour autant, rappel salvateur sur les bases d’un dialogue démocratique. Plus encore, la journaliste critique une certaine hystéristion de tous les faits et gestes de ces hommes politiques, particulièrement aux États-Unis, où une frange entière de la société (et des médias) a adopté une attitude de « résistance » hostile dès l’élection de Donald Trump. En faisant un scandale d’État de chacune des frasques du président (même la simple application de lois existantes!), les grands médias américains ont jeté de l’huile sur le feu de la polarisation.
Une dynamique radicalisante
L’intelligence du livre de Laure Mandeville se révèle dans sa fine compréhension du cercle vicieux de la radicalisation, que son regard froid sur le populisme permet d’exposer. Alors que tant d’opposants de Trump ou de Zemmour ont cru que la diabolisation et la calomnie étaient la meilleure manière de les couler, elle comprend très bien que des candidats qui surfent sur une crise de confiance envers les élites sortent renforcés de ce genre d’attaques. Il y a là un paradoxe évident : plus on les attaque, plus ils paraissent marginaux, et plus leur base se radicalise. Le rôle du « rebelle encerclé » leur sied aisément, et chaque procès supplémentaire renforce leur thèse selon laquelle ils sont persécutés par un système injuste. C’est d’ailleurs la profonde différence entre Éric Zemmour et Marine Le Pen : tandis que le premier assume sa radicalité, la seconde souhaite absolument se « dédiaboliser », et n’obéit donc pas à la même logique politique.
Au lieu de mener à l’affaiblissement de Trump, cette guerre a scellé autour de lui une sorte d’union sacrée d’une partie de l’électorat républicain, qui s’est sentie humiliée et maltraitée par la classe politique.
Le fait est que, malgré les excès et les propos outranciers, les partisans de Donald Trump et (dans une moindre mesure) d’Éric Zemmour leur sont demeurés fidèles. Enfin, les enjeux au cœur de leurs préoccupations sont de retour au cœur de la joute politique! Les témoignages de première main recueillis par Laure Mandeville décrivent une loyauté à toute épreuve, en raison de l’aliénation et du désabusement que ressentent les électeurs à l’endroit de la classe politique et des médias. Des Américains pro-Trump lui ont ainsi dit : « Bien sûr qu’on préférerait parfois qu’il ferme sa grande gueule. Mais il dit aussi les choses comme elles sont » (p. 44), tout comme des Français votant Zemmour ont pu dire : « On me traite de raciste parce que j’ai choisi Zemmour, mais c’est déjà ce qu’on me disait à propos de Sarko! » (p. 261).
C’est donc dire qu’à un certain moment, la stratégie de la diabolisation atteint ses limites, et le réel reprend le dessus. Plus encore, les populistes parviennent à s’en nourrir en s’enfonçant toujours plus loin dans l’outrance, avec l’encouragement tacite de leurs adversaires, qui surenchérissent dans l’indignation et la supériorité morale. Leur base électorale se trouve par le fait même galvanisée, ayant la certitude que leur champion résistera aux vents contraires s’il est élu et qu’il ne se laissera pas « corrompre ». Jusqu’où cette dynamique radicalisante peut-elle se poursuivre?
Une porte ouverte à tous les débordements
« Guerre civile », les mots sont forts, mais c’est pourtant ceux qu’emploie Laure Mandeville, tout particulièrement lorsqu’il est question des États-Unis, pays où la dynamique populiste s’est rendue le plus loin, qui fait maintenant figure d’avertissement quant aux dangers à éviter. En effet, si l’on exclut carrément une famille politique du périmètre de la légitimité, le pire peut arriver! Le cercle vicieux continue de tourner, et la crise de confiance qui touche une partie de la population continue de s’aggraver.
La journaliste du Figaro raconte notamment la triste histoire d’une grand-mère reniée par sa famille parce qu’elle a appuyé Trump, comme si deux camps aux frontières infranchissables s’étaient formés. Si les démocrates n’ont jamais accepté la victoire républicaine en agitant le spectre d’un complot russe dès le jour du scrutin, Donald Trump leur a rendu la pareille en refusant de reconnaître sa défaite, ce qui a culminé par l’horrible attaque du Capitole en janvier 2021. Encore à ce jour, 68% des républicains ne croient pas en la victoire de Joe Biden, ce est très mauvais signe pour la démocratie américaine.
L’attrait du maître du Kremlin est venu largement pour les autres de son profil savamment cultivé de contre-modèle culturel et de chef de file d’un « conservatisme modéré », censé défendre la civilisation chrétienne et protéger le bon sens. […] Mais faute d’une connaissance approfondie de la dynamique interne russe, le subterfuge a fonctionné à plein.
Constat d’une grande actualité, l’auteure signale aussi le dangereux aveuglement de pratiquement tous ceux qui correspondent au profil populiste à l’endroit de la Russie de Vladimir Poutine. Parce que ce dernier a employé comme repoussoir un Occident qu’il juge faible et décadent, Trump, Zemmour et les autres ont voulu voir en lui un sauveur, sans comprendre que l’ex-agent du KGB a vécu la fin de l’URSS comme une tragédie et qu’il nourrit un désir d’expansion aux dépens de notre civilisation. Quelle triste ironie s’il fallait que ceux qui veulent sauver les nations occidentales causent leur perte en étant contraints d’appuyer des leaders aveugles face au péril russe pour se faire entendre!
Le chemin de la dépolarisation
En conclusion des Révoltés d’Occident, Laure Mandeville appelle les élites politiques françaises à se garder de lancer une « guerre de religion » contre la droite nationale, sous prétexte de mener le pays « à une guerre civile mi-froide mi-tiède, qui menace aujourd’hui le processus électoral, et donc la démocratie », alors qu’une « sécession mentale » croît chez les Américains (p. 312-313). Elle rappelle ainsi qu’il serait absolument futile de croire que le phénomène Trump est un cas isolé, ou que le populisme disparaîtra de lui-même si on lui acolle suffisamment d’invectives. Au contraire, la diabolisation ne fait que renforcer ses cibles, qui passent alors pour d’authentiques « victimes du système ».
Nous nous trouvons dans un cercle vicieux inquiétant: la méfiance abyssale des peuples envers les gouvernants propulse des insurgés sur la scène politique. Les élites réagissent en attaquant ces nouveaux leaders et leurs électeurs, au lieu de formuler une réponse à l’angoisse de ces derniers – ce qui décuple la méfiance.
Quel peut donc être l’antidote aux grands bouleversements que de nombreux pays traversent présentement? L’écoute des préoccupations du peuple, nous dit l’auteure, ainsi que la reconnaissance que les débats sur l’identité, sur la mondialisation et sur l’immigration sont légitimes, afin de préserver la cohésion sociale tout en répondant aux volontés des électeurs. C’est la seule manière de casser le cercle vicieux : « dédiaboliser » ces enjeux tabous et faire en sorte que la classe politique en discute sereinement.
Pour sa fine compréhension de la dynamique du populisme, Les Révoltés d’Occident de Laure Mandeville s’impose comme l’un des plus brillants essais sur les phénomènes Trump et Zemmour, et sur les mouvements similaires ailleurs en Europe. La qualité du travail de journaliste derrière l’ouvrage est admirable, tout comme la réflexion intellectuelle qu’on y trouve. Parmi les nombreux livres qui déferlent en librairies sur le populisme, en voilà un qu’il ne faut pas manquer.