Cinq ans après son excellent Voir le monde avec un chapeau, Carl Bergeron exerce à nouveau son regard perçant sur la condition québécoise avec La grande Marie ou le luxe de sainteté, paru chez Médiaspaul le 25 mai dernier. À travers la vie et les écrits de Marie de l’Incarnation, personnage méconnu de la Nouvelle-France, l’auteur propose une réflexion nécessaire sur la transcendance et sur le besoin de renouer avec ce « bon infini » à la fois pour préserver la civilisation occidentale et pour donner des ailes à la culture québécoise.
Une figure magnifique, mais inconnue
On en connaît bien peu sur Marie de l’Incarnation, sinon qu’elle fut une des religieuses missionnaires ayant bâti la Nouvelle-France. En s’intéressant à celle qu’il surnomme « la grande Marie », Carl Bergeron fait découvrir au lecteur une femme déterminée, profondément imprégnée d’une certaine mystique, de même qu’une grande épistolière.
Même si elle ressent l’appel de la vocation religieuse dès son jeune âge, c’est à 30 ans que Marie Guyart entre chez les ursulines pour devenir Marie de l’Incarnation, laissant son fils Claude derrière elle. Après avoir lu les Relations des Jésuites, elle souhaite participer à la grande œuvre de colonisation qui a lieu en Nouvelle-France, ce qu’elle fait malgré la désapprobation de sa famille et de son confesseur. Pendant qu’elle a la charge de toutes les ursulines de la colonie, elle trouve le temps d’écrire à son fils, resté en France, qui conservera ces lettres et permettra plus tard leur publication.
C’est l’histoire d’un monument littéraire et mystique, façonné dès l’origine par une femme de génie, et totalement méconnu par ceux-là même pour qui il a été conçu.
Sous la plume de l’auteur, la grande Marie apparaît comme une vraie patriote, dont le dévouement pour la Nouvelle-France est admirable. S’étant offerte à Dieu pour le Canada, « elle rejette tous les plans de retour en France et jure de préférer la mort à la désertion » (p. 43). Décrites comme une « chevalerie au féminin », les ursulines sous la direction de Marie de l’Incarnation ont véritablement uni leur destin à celui du pays.
Marie de l’Incarnation, figure mystique
Au-delà de son œuvre pour la colonisation en Nouvelle-France, Carl Bergeron décrit l’importance de la foi de Marie de l’Incarnation, soulignant que c’est justement sa dévotion à quelque chose de plus grand qu’elle qui l’a poussée à prendre tous les risques et à traverser l’Atlantique en bateau. Face au rationalisme ambiant, cette logique détonne, elle est parfois même incompréhensible.
L’auteur vise dans le mille lorsqu’il décortique l’attitude contemporaine face aux grands mystiques : « il faut en faire à tout prix des esprits chagrins, déréglés » (p. 28), comme si seul un traumatisme pouvait pousser une jeune femme à entrer en religion et à tout donner pour la Nouvelle-France. Pourtant, il est clair au fil des pages que ce n’est pas le cas de la grande Marie : ayant vécu une enfance heureuse, ayant même eu un fils, c’est par pure dévotion qu’elle décide de rejoindre les ursulines, et sa correspondance révèle la profondeur de sa foi.
Et si le respect du mystère, l’obéissance (contraire de soumission) et l’humilité (contraire de l’orgueuil) étaient l’avenir de l’intelligence? La condition de toute vie, de toute culture?
Une telle mystique, nous dit l’auteur, est d’abord l’acceptation de notre humilité devant l’existence, la reconnaissance qu’il y a certains mystères auxquels nous n’avons pas de réponse, ce qui est radicalement intolérable pour la pensée rationaliste héritée des Lumières. En rappelant le thème de la transcendance à une époque où plus rien ne paraît sacré, Bergeron pousse le lecteur à s’interroger sur sa propre relation avec le mystère, une réflexion trop souvent occultée en notre ère.
Achever le demi-pays
Le propos sur la transcendance amène également une réflexion sur l’identité québécoise, et sur son propre rapport au sacré. Produit de la Révolution tranquille, Carl Bergeron salue le travail de la génération Parti pris pour émanciper la nation de la mémoire canadienne-française, une critique nécessaire pour ancrer le peuple québécois dans l’action politique et lui donner un « demi-pays », sous la forme d’un État national inachevé.
Le silence de l’intelligentsia sur cet héritage prodigieux apparaît comme un aveu d’impuissance quant à la possibilité d’introduire le transcendant dans la culture québécoise, et à se hisser en conscience jusqu’à lui à partir de celle-ci.
Cependant, il s’aperçoit également que ce travail de sape, tout utile qu’il ait pu être dans les années 1950, a laissé un trou béant désormais occupé par ce qu’il appelle le « mauvais infini », une transcendance négative et destructrice qui s’attaque aux fondements mêmes de la culture, ne reconnaissant absolument rien de sacré ni d’intouchable. À l’échelle de l’occident, Bergeron voit la nécessité du retour d’un « bon infini », une saine relation au sacré, une certaine humilité devant les mystères de l’existence, source de repères capable de freiner la marche folle du rationalisme.
Au Québec même, ces retrouvailles avec la transcendance pourraient en quelque sorte achever le travail de la Révolution tranquille, et faire du demi-pays une entité entière et porteuse d’émancipation. Si la mémoire de la Nouvelle-France était à une époque un frein à l’affirmation politique des Québécois, l’auteur souhaite qu’on se la réapproprie pour donner une profondeur et un ancrage nouveau à notre identité, de quoi la renforcer pour mieux aller de l’avant. Pour que la culture québécoise soit une culture complète, elle ne pourrait se priver de cette relation avec le transcendant, que Carl Bergeron appelle à redécouvrir.
Le retour de la transcendance
Long d’à peine 75 pages, La grande Marie ou le luxe de sainteté n’en est pas moins un grand livre. Il faut dire que la plume de Bergeron est poétique, fine, à un tel point que le lecteur se verra happé par certaines phrases lourdes de sens et si bien écrites. Surtout, à travers la figure de Marie de l’Incarnation, l’auteur réintroduit la question de la transcendance et du sacré dans la discussion sur la culture québécoise, un apport indispensable pour penser une culture complète et émancipatrice.
Le refus d’hériter est refus d’admirer qui est refus d’aimer: un refus global qui mine la culture en son centre et son envol.
Il y a aussi quelque chose de civilisationnel dans cette réflexion, alors que l’ensemble de l’Occident est aux prises avec ce « mauvais infini » dépourvu de toute humilité, qui menace de le ronger jusqu’aux fondations. Dans le contexte actuel, autant comme Québécois que comme Occidentaux, notre rapport au sacré revêt une importance capitale, ce que rappelle avec brio Carl Bergeron.