Entretien du 30 mars 2022 dans le Figaro Vox, concernant les grands thèmes de mon livre Le Schisme identitaire et l’histoire de discrimination positive à l’Université Laval qui a fait les manchettes dernièrement.
FIGAROVOX.- Dans son processus de recrutement, l’Université Laval a ouvert un poste exclusivement adressé à «des femmes, des Autochtones, des personnes en situation de handicap et de celles appartenant aux minorités visibles» dans le but d’accroître leur représentativité. Cette discrimination positive pose-t-elle problème, selon vous ?
Étienne-Alexandre BEAUREGARD.- La discrimination dite «positive», à supposer qu’il puisse être positif de discriminer selon ces critères, est symptomatique du déclin d’une vision universaliste de la citoyenneté au profit d’une myriade de communautés essentialisées, qu’il incomberait désormais de voir représentées dans les sphères de décision. S’il existe toujours certaines discriminations regrettables au Québec, comme ailleurs, on peut se demander comment plus de discrimination serait la solution, et si on ne risque pas au contraire de cliver davantage sur des lignes identitaires avec de pareilles pratiques. Alors que l’on vit dans une société de plus en plus atomisée, ou «archipellisée» pour reprendre le mot de Jérôme Fourquet, cette tendance à l’assignation des individus dans de petites cases identitaires se fait inévitablement aux dépens d’une citoyenneté commune, alors qu’on cesse d’être avant tout des Québécois pour collectionner des étiquettes individualisées. Il faut une époque pas si lointaine où l’intégration des groupes minoritaires passait par l’universalisme et l’absence totale de discrimination, force est de constater que nous sommes passés à l’ère du différentialisme, où c’est par l’exclusion que l’on prétend inclure.
Dans votre livre Le Schisme identitaire , vous décrivez un discours que vous avez vu naître il y a quelques années, qui considère que le Québec est «trop blanc», «trop francophone», «trop fermé», «trop intolérant»… Ce discours est-il devenu majoritaire aujourd’hui ?
Si la plupart des nations occidentales ont vu leur légitimité morale contestée à partir des années 1960, le Québec en a été largement préservé pendant un temps parce qu’on l’associait, à tort ou à raison, avec les luttes décoloniales et tiers-mondistes en plein essor. Or, depuis l’échec du référendum de 1995 sur la souveraineté, la référence québécoise se voit de plus en plus contestée en vertu de son occidentalité jusqu’alors ignorée. L’aspiration de l’État québécois à dicter des normes communes et intégratrices à l’ensemble de la nation, en matière de langue ou de laïcité par exemple, devient aussitôt suspecte parce que l’on voit maintenant l’universel d’un mauvais œil, comme le masque d’une discrimination qui ne dit pas son nom.
La conception dominante de la société québécoise a ainsi basculé d’une nation légitime qui peut exiger l’intégration en son sein à un agrégat d’individus essentialisés et répondant à un impératif «d’authenticité». Cette perspective multiculturaliste, qui se refuse à reconnaître des normes culturelles communes inscrites dans l’histoire de la société québécoise, rend de plus en plus difficile l’affirmation d’une nation pourtant ultraminoritaire en Amérique du Nord, et d’autant plus vulnérable. On lui reproche donc de vouloir rester elle-même, ce qui est assimilé à du «repli» et de «l’intolérance», car on ne conçoit plus qu’il soit acceptable pour la collectivité d’exiger certaines concessions des individus, qui disposeraient dorénavant d’un droit à faire valoir leurs particularismes en tout temps et en tout lieu.
Quelles conséquences l’émergence du multiculturalisme a-t-elle eues sur la société québécoise ?
Depuis 1982, et sans l’accord du Québec faut-il le rappeler, le Canada a érigé le multiculturalisme en doctrine d’État, comme pour faire table rase de sa propre identité. Alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que la classe politique québécoise résiste à cette conception du vivre-ensemble qui lui est étrangère, elle s’est lentement laissée gagner, jusqu’au mouvement souverainiste qui a longtemps tenté de javelliser son projet pour le rendre compatible avec cette doctrine, et par le fait même incompatible avec l’intention nationale à la source de la volonté d’indépendance. Par crainte de déplaire à cette nouvelle doxa, le camp indépendantiste s’est longtemps trouvé inhibé par un multiculturalisme qui était pourtant contre son intérêt logique.
Au Québec, le débat opposant nationalisme et multiculturalisme en est venu à occulter la traditionnelle opposition entre indépendantistes et fédéralistes.
Étienne-Alexandre Beauregard
Cependant, depuis les années 2010, comme dans la plupart des pays occidentaux, ce consensus de façade autour du multiculturalisme est en train de craquer. C’est d’abord autour de la question de la laïcité et des accommodements religieux que le mécontentement populaire s’est fait entendre, culminant en 2019 avec l’adoption de la loi sur la laïcité de l’État, qui proscrit le port de signes religieux pour les agents de l’État en position d’autorité. Ces débats, et la question identitaire en général, en sont vite venus à occuper une place centrale dans la joute politique québécoise, au point où ils constituent aujourd’hui le principal axe de polarisation entre les différents partis politiques. C’est tellement vrai que le débat opposant nationalisme et multiculturalisme en est venu à occulter la traditionnelle opposition entre indépendantistes et fédéralistes, qui durait depuis environ 50 ans.
Diriez-vous qu’il y a une «guerre culturelle» au Québec ?
C’est la thèse principale de mon essai Le Schisme identitaire : le Québec traverse présentement ce que Gramsci appelait une guerre culturelle, soit une lutte pour définir l’imaginaire national, et par conséquent les règles apparemment neutres du débat politique. En vertu d’un degré de polarisation plus important que par le passé, car la référence nationale québécoise n’a jamais été contestée avec autant de virulence, ce sont bel et bien deux visions irréconciliables de la nation, de son histoire et de son identité qui s’opposent dans nos débats intellectuels et politiques.
D’abord, on trouve une vision universaliste et nationale, qui ne doute pas de la légitimité de la nation québécoise à s’imposer comme référence pour tous les citoyens : elle est minoritaire chez les intellectuels et dans les médias, mais majoritaire dans la population. Ensuite, une vision multiculturaliste du Québec, minoritaire dans l’opinion, mais majoritaire chez les intellectuels, conteste activement le primat de la nation et cherche à installer sa conception communautarisée du vivre-ensemble comme la seule acceptable. On entre donc dans une dynamique polarisante, car le débat porte sur la nature de l’acceptable et du juste à partir de deux perspectives aux fondements moraux opposés. Il s’agit d’un véritable bras de fer politique, alors que chaque camp lutte pour imposer son récit dans l’espace public et in fine à ses adversaires pour s’assurer la victoire idéologique, garante de la victoire politique.
Quel avenir pour le Québec aujourd’hui ?
Malgré l’élection d’un gouvernement issu du camp national (mais non indépendantiste) en 2018, les idées qu’il porte ne sont pas devenues hégémoniques pour autant. Le premier ministre Legault a subi des procès en «intolérance» et en «repli» en baissant l’immigration en début de mandat, en faisant adopter la loi sur la laïcité de l’État et en refusant d’accréditer le concept de «racisme systémique». Si même ces mesures modérées, appuyées chaque fois par une majorité de Québécois, sont aussi conspuées, c’est dire à quel point il reste du chemin à faire pour gagner la guerre culturelle et imposer à nouveau la référence nationale comme ciment de l’unité québécoise.
Demeurer comme peuple, voilà une aspiration toute simple, mais qui s’inscrit néanmoins à contre-courant de nos jours.
Étienne-Alexandre Beauregard
L’idée d’indépendance, quant à elle, s’est trouvée marginalisée politiquement, mais elle n’est pas moins nécessaire pour autant. Si elle reprend un jour du poil de la bête, ce sera parce qu’elle se sera imposée comme la réponse à la question identitaire, et comme un rejet clair et net du multiculturalisme qui fait figure de dogme à Ottawa. À force de ne pas vouloir déplaire ni cliver, trop de chefs souverainistes ont oublié que le projet perd tout son sens s’il est coupé du sentiment foncièrement conservateur d’une majorité de Québécois, qui souhaitent la pérennité d’une nation toujours incertaine. Demeurer comme peuple, voilà une aspiration toute simple, mais qui s’inscrit néanmoins à contre-courant de nos jours.