Texte publié dans l’Agora virtuelle de la Société nationale de l’Estrie le 12 avril 2022 à l’occasion de la journée du livre politique.
En cette journée du livre politique, le moment semble tout désigné pour aborder une question trop souvent ignorée, soit l’impact des intellectuels sur la joute politique. C’est au penseur italien Antonio Gramsci que l’on doit ce constat que la conquête des esprits est aussi importante, sinon davantage, que la conquête du pouvoir. Le fait est que les intellectuels au sens large, autant les écrivains que les universitaires, les artistes ou les médias, définissent largement l’imaginaire national, et donc la conception que l’on se fait du bien, de l’acceptable et du juste en politique.
Ainsi, pour jouir d’une certaine légitimité et espérer parler au plus grand nombre, les politiciens sont contraints de prendre en compte l’idéologie hégémonique, voire de lui donner des gages et de choisir ses combats si celle-ci les défavorise. Car il n’existe pas une telle chose qu’une hégémonie neutre : au contraire, si la guerre culturelle est si importante, c’est qu’elle permet au camp victorieux de définir les termes du débat, ceux qui seront admis comme « neutres », même s’ils l’avantagent structurellement. Pour parler en termes économiques, les intellectuels n’ont pas de contrôle direct sur la « demande » des électeurs, mais ils agissent étroitement sur « l’offre » des politiciens, en définissant les paramètres de l’acceptable et de l’inacceptable dans le domaine des idées.
Dans mon essai Le Schisme identitaire (Boréal, 2022), je fais l’analyse des débats politiques québécois depuis les années 1960 à la lumière de la théorie de l’hégémonie, pour tenter d’expliquer les causes de la recomposition qui se joue présentement au Québec.
L’hégémonie idéologique au Québec
Avec la Révolution tranquille, un courant nationaliste extrêmement fort a donné le ton de la politique québécoise durant des décennies. Au cœur de l’idéologie dominante d’alors, on trouvait la pensée de l’École historique de Montréal, qui interprétait l’histoire du Québec à partir du traumatisme initial que fut la Conquête, une injustice historique à corriger en devenant « maîtres chez nous », et plus encore en faisant du Québec un pays. Cette vision a percolé chez les politiciens, non seulement au Parti québécois qui en fut le porteur le plus fidèle, mais aussi au Parti libéral de Robert Bourassa, qui n’a pas eu le choix de donner des gages pour éviter l’opprobre d’une hégémonie farouchement nationaliste. Pensons à son choix d’utiliser la clause dérogatoire pour protéger la loi 101, ou encore à son fameux discours au lendemain de l’échec de Meech : « Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse… ».
Cet élan national s’est brisé lors du référendum de 1995. Les tristes mots de Jacques Parizeau ont vite pris l’ampleur d’un traumatisme collectif, occasionnant du même coup un renversement d’hégémonie. Si les fédéralistes avaient jadis peur d’être taxés de traîtrise, ce sont désormais les souverainistes qui n’osent plus s’affirmer pour ne pas passer pour xénophobes. Cette mauvaise conscience, fruit d’une nouvelle hégémonie, est à la source des reculs que la camp national essuie depuis 20 ans. Sous l’emprise idéologique du trudeauisme, les indépendantistes ont trop longtemps cherché à javelliser leur projet pour en faire une version québécoise du Canada multiculturaliste. Sans s’en apercevoir, ils délaissaient les raisons fortes derrière l’idée d’indépendance et le nationalisme en général, soit la préservation de la différence et de la cohésion du peuple québécois.
La guerre culturelle aujourd’hui
Cependant, avec la crise des accommodements de 2006-2007, une brèche s’est ouverte dans l’hégémonie multiculturaliste. En effet, si les intellectuels peuvent agir sur l’offre politique, une demande forte provenant du peuple permet à un courant contre-hégémonique de s’articuler. Le débat sur l’identité québécoise, qui a débuté avec les accommodements religieux pour s’élargir à la laïcité, puis à l’immigration, a ainsi permis à un courant politique et intellectuel nationaliste d’émerger à nouveau, en assumant désormais une filiation conservatrice réprimée par le passé. Si son incarnation politique a débuté par l’Action démocratique de Mario Dumont en 2007, ce courant nationaliste est ensuite passé au Parti québécois de Pauline Marois avec la Charte des valeurs québécoises, avant d’être le principal moteur de l’élection de la Coalition avenir Québec en 2018.
Depuis le 1er octobre 2018, et plus encore avec les débats sur la laïcité, l’immigration et la langue qui ont suivi, on constate une polarisation de la joute politique entre deux blocs, avec le PQ et la CAQ d’un côté, et le PLQ et QS de l’autre. La grande question qui les divise n’est pas tant le statut politique du Québec que son rôle culturel par rapport à la nation : est-il légitime pour l’État québécois de défendre une certaine idée de l’identité québécoise ou doit-il appliquer un multiculturalisme à la canadienne? La popularité du gouvernement Legault a certes contribué à faire reculer l’hégémonie, mais les procès constants qu’il subit pour des positions appuyées par la majorité des Québécois, comme son refus d’accréditer la théorie du racisme systémique, révèlent que les nationalistes n’ont toujours pas gagné ce bras de fer idéologique qu’est la guerre culturelle.
Néanmoins, il va sans dire que pour rétablir l’acceptabilité de la référence québécoise, et de sa défense politique par ricochet, les nationalistes et les indépendantistes doivent se saisir de cette brèche dans le multiculturalisme dominant pour s’affirmer toujours davantage, sans peur ni honte. Dans un Québec où l’on n’ose plus dire « nous », comment pourrait-on être « maîtres chez nous »? Les intellectuels, au même titre que les hommes politiques, ont leur rôle à jouer pour favoriser la renaissance d’un nationalisme décomplexé.